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    Depuis la chute du maréchal Mobutu, la guerre civile dans l'ex-Zaïre a fait jusqu'à 3 millions de morts. Mais le pays est tellement inaccessible que ses horreurs sont rarement rendues publiques. Un long reportage publié dans l'Economist et signé Sven Torfinn soulève le linceul d'une réalité insoutenable.

    Dans les eaux chocolatées de la rivière Congo, un cadavre mutilé dérive lentement. Le "Ministre des enfants" des rebelles frissonne : comment va-t-il expliquer cela aux représentants horrifiés que l'ONU a envoyés de la capitale Kinshasa, et qui à cet instant marchent sur le quai pour le rencontrer ? Pas en disant la vérité, de toute évidence, puisque son groupe rebelle a massacré 150 personnes dans la ville de Kisangani, les 14 et 15 mai, avant de balancer leurs corps éventrés et lestés de pierres dans la rivière. A la place, il sourit, accepte les offres d'aide alimentaire faites par les émissaires, et parle amicalement d'autres choses.


    Durant les quatre dernières années, la guerre du Congo a été plus meurtrière que nulle autre. International Rescue Committee, une agence d'aide américaine, a déclaré qu'au milieu de 2001, 2,5 millions de personnes étaient mortes du conflit dans le seul Congo oriental. Certaines ont été tués par balles ou à coups de machettes ; bien d'autres ont péri de famine ou de maladie pendant que neuf armées nationales et une myriade changeante de groupes rebelles pillaient leur pays. A présent, les pertes humaines dépassent probablement les 3 millions, bien que ce soit l'estimation la plus dure. Comme le dit un employé de l'ONU, "le Congo est si jeune que l'on ne voit même pas les tombes."

    Les puissances occidentales semblent n'avoir qu'à peine remarqué la catastrophe. Ceci est en partie dû fait que le Congo n'a pas d'importance stratégique, à la différence du Moyen-Orient. Mais c'est également parce qu'il est grand comme 4 fois la France, recouvert de forêts épaisses, incroyablement dangereux, et parce qu'il n'a presque aucune route pavée et aucune téléphone en service. Découvrir simplement ce qui se passe au Congo est un défi, comme l'a découvert votre correspondant en accompagnant des miliciens patrouillant sur les bords du lac Kivu début juillet, lorsqu'il a dû se cacher dans la végétation pour éviter 200 soldats rwandais hostiles passant à proximité.

    Et l'espoir pourtant existe. Le gouvernement congolais a signé un accord de paix avec la plupart des groupes rebelles. En proposant à leurs chefs un partage du pouvoir, le gouvernement a gagné le contrôle nominal de 70% du pays. Cette partie du Congo est maintenant relativement pacifique, et l'activité économique se redresse peu à peu. Mais un important groupe rebelle a refusé de signer : le Ralliement pour la Démocratie Congolaise (RDC), dont le Ministre des enfants a crânement ignoré ce cadavre livide, et qui tient toujours l'essentiel du Congo oriental.

    Ici, la guerre se poursuit. Ou plutôt des dizaines de petites guerres entremêlées se succèdent, dans lesquelles presque toutes les victimes sont civiles. Un village typique peut s'attendre à être pillé par plusieurs bandes armées différentes. Sous ce qui équivaut à une occupation rwandaise, l'est du Congo est peut-être le plus misérable endroit sur Terre.


    Un mauvais voisinage


    L'histoire de la guerre congolaise remonte à 1994, lors du génocide au Rwanda. Un gouvernement dominé par une tribu hutue a tenté d'exterminé les Tutsis, une minorité prospère. En cent jours, 800'000 Tutsis – et les Hutus refusant de coopérer – ont été assassinés. Le massacre n'a cessé que lorsqu'une armée de Tutsis exilés a lancé une invasion à partir de l'Ouganda et repoussé les assassins au Congo – qui s'appelait encore Zaïre. Le nouveau gouvernement rwandais, dominé par les Tutsis, redoutait que les génocidaires se regroupent et reviennent finir leur travail. Et quand le dictateur zaïrois Mobutu Sese Seko vint à leur secours, le Rwanda déclencha une rébellion qui le renversa.

    A sa place, les Rwandais installèrent un leader et tribun de la guérilla, Laurent Kabila. Ils espéraient qu'il tirerait les marrons pour eux ; au lieu de cela, il a réarmé les génocidaires, et le gouvernement rwandais a également essayé de le renverser. Avec l'aide de l'Ouganda et du Burundi, il y est presque parvenu, et Kabila a été sauvé par cinq nations amicales, dont les plus importantes étaient l'Angola et le Zimbabwe. La plupart des pays qui sont intervenus avaient des intérêts légitimes au Congo : les rebelles des Etats voisins utilisaient les forêts hors-la-loi du Congo comme autant de bases pour lancer des raids transfrontaliers. L'échec du gouvernement Kabila à faire plier ces rebelles amena le Rwanda, l'Ouganda et l'Angola à participer à la guerre. Le Zimbabwe, qui ne partage aucune frontière avec le Congo, a envoyé des troupes pour d'autres raisons : satisfaire les aspirations manipulatrices de son président, Robert Mugabe, et l'appétit de son armée pour le butin.

     
    Rapidement, la guerre atteint une impasse et les diverses armées se rabattirent sur l'exercice sérieux du pillage. Le Zimbabwe s'empara des zones diamantifères au sud. L'Angola s'accorda avec le gouvernement congolais sur une entreprise pétrolière. Le Rwanda et l'Ouganda commencèrent à creuser et à extraire des diamants et du coltan (un minéral utilisé dans les téléphones mobiles), récoltèrent du bois et de l'ivoire, et vidèrent même les écoles de leur mobilier.

    Bien que prétendument alliés, les soldats rwandais et ougandais se sont occasionnellement affrontés au sujet des prises. Mais en général, plus ces armées pillaient, moins elles désiraient s'affronter l'une l'autre – à la différence de paysans désarmés.

    L'un des gardes du corps de Kabila lui tira une balle dans le gosier et deux dans les tripes. Personne ne sait qui lui en a donné l'ordre, parce que l'assassin a été presque immédiatement abattu. Une rumeur prétend que ses alliés étaient excédés par ses trahisons au point de le faire tuer.

    L'héritage de Kabila n'a rien de souriant. Dans son mausolée de Kinshasa, une statue de bronze montre le président décédé un livre en main, ce qui est un mémorial étrange pour un homme ayant mis fin aux écritures du ministère congolais des finances. Dans les portions du Congo qu'il contrôlait, Kabila a régné de manière aussi despotique que son prédécesseur, mais moins compétente. Il a épouvanté les investisseurs en emprisonnant des hommes d'affaires étrangers et en demandant des rançons dépassant le million de dollars. Il a banni les aides internationales en insultant des diplomates. Il a provoqué des pénuries de type soviétique en imprimant des billets tout en contrôlant les prix. A la fin, le pétrole était si rare que les sociétés pétrolières nationales ont dû inonder son pipeline principal avec de l'eau de rivière pour en expulser la lie.

    Kabila a été remplacé par son fils Joseph. Il a appuyé un plan de paix que son père avait rejeté. Un cessez-le-feu a suivi, appliqué autant que possible par l'ONU. L'Angola s'est retiré à sa frontière et l'Ouganda a retiré certaines unités, laissant d'autres s'occuper de ses affaires au nord du Congo. Le Zimbabwe est resté, à la demande du gouvernement. Le jeune président Kabila veut être protégé des Rwandais, qui refusent de partir. Le gouvernement du Rwanda déclare ne pas vouloir retirer son armée, qui occupe une tranche du Congo 27 fois plus grande que son propre pays, jusqu'à ce que le dernier combattant hutu ait été capturé ou assassiné.


    La réticence rwandaise


    Le Rwanda pense que 55'000 Hutus, toujours enclins au génocide, continuent de se cacher dans les jungles du Congo ou ont incorporé l'armée congolaise sous de fausses identités. Le groupe de réflexion International Crisis Group estime que ce chiffre est le double de la réalité. De même, afin d'empêcher les Hutus de se regrouper et d'envahir le Rwanda, l'ONU a proposé la création d'une force frontalière basée au Congo. Le gouvernement de M. Kabila accepte cette proposition ; pour montrer sa bonne volonté, il a déjà écarté 2000 Hutus rwandais de son armée et invité le tribunal international sur le génocide à enquêter. Mais le Rwanda la refuse.

    Nul ne suggère que les craintes des Rwandais soient infondées. Mais de nombreux observateurs affirment que le Rwanda et ses affidés rebelles ne poursuivent plus les génocidaires avec une passion ardente. Les réfugiés de Mwenga, une ville de la riche province minière du Sud Kivu, se plaignent du fait que leurs foyers ont été attaqués une dizaine de fois par des miliciens Hutus ces 2 derniers mois, mais la garnison rwandaise de la ville n'a rien fait. Les citadins ont demandé au commandant rwandais les raisons de cette inaction ; ce dernier a paraît-il répondu : "ce sont nos frères, pensez-vous que nous pouvons les tuer ?"

    Autre exemple, les camps hutus de la plaine de Ruzizi – toujours au Sud Kivu – sont bien connus des troupes rwandaises environnantes ; mais il ne sont que rarement ou même jamais attaqués, selon des fonctionnaires de l'ONU. Un commandant hutu local affirme que les Rwandais le réapprovisionnent régulièrement en armes. Ailleurs, d'après un officier supérieur rwandais ayant récemment demandé l'asile en Belgique, l'armée engage des miliciens hutus pour travailler dans ses mines de coltan. Il a ainsi déclaré au sénat belge qu'autrement ils pourraient être éradiqués "en moins d'un mois".

     
    En plus de sécuriser ses propres frontières, le Rwanda affirme protéger les Tutsis du Congo, la main d'œuvre de ses deux rébellions, des attaques des miliciens hutus ou d'autres Congolais. Mais même ce groupe s'oppose maintenant à l'occupation rwandaise. Au début de 2002, une brigade de Congolais tutsis se sont mutinés et ont rejoint leur terre tribale, dans les collines au-dessus du lac Tanganyika. Environ 1000 combattants rebelles ont déserté pour les rejoindre. Le Rwanda a rapidement envoyé 8000 soldats pour écraser la révolte, et semble maintenant détenir des villageois tutsis dans un camp stérile pour qu'ils cessent de nourrir les déserteurs. Tutsis contre Tutsis, voilà maintenant la plus vive bataille de la guerre.

    Avec des rebelles de rang intermédiaire passant au service du gouvernement, et des rebelles de haut rang susceptibles de suivre, le RDC pourrait être sur le point de se désintégrer. Le Rwanda a essayé d'empêcher par la force les désertions, et le massacre de Kisangani en a été un exemple. Si le RDC s'effondre, le Rwanda trouvera sans aucun doute une autre alternative pour dissimuler son occupation du Congo oriental. Et c'est ce qu'il a déjà commencé à faire, en déposant en juin le "gouvernement" RDC du Sud Kivu pour le remplacer par les leaders d'une milice plus malléable.



    Des atrocités systématiques


    A travers le Kivu, un pays de collines vertes digne des cartes postales, les villages sont à moitié désertés, les champs négligés et le bétail un pieux souvenir. Dans les forêts entourant Mantu, près de Bukavu, les villageois ont creusé des tranchées allant jusqu'à la taille et les ont recouvertes de branches ; lorsque les maraudeurs hutus approchent, comme presque chaque semaine, ils viennent s'y cacher.

    Les paysans de Ramba Chitanga, un village trop petit pour figurer sur une carte, racontent une histoire macabre. Lorsque le RDC est parti, les Hutus sont arrivés et ont accusé les habitants de nourrir leurs ennemis, puis les Mai-Mai ont attaqué. Durant la bataille qui s'est ensuivi, les Hutus ont amputé les mains d'une jeune femme de 29 ans nommée Janet Vumilia ; à présent, avec ses moignons en forme de quille, elle maudit les proches qu'ils ont assassinés : ses beaux-parents, son beau-frère, sa sœur enceinte et sa nièce.

    Les villageois affirment pouvoir distinguer les différentes factions par leurs actes. Selon eux, les Hutus sont plus vicieux que les Mai-Mai, alors que les rebelles sont davantage susceptibles d'enlever les enfants que les Rwandais. Mais les distinctions parfois s'effacent. Francine, une nouvelle mère de 14 ans, pense ainsi que le père de son bébé était un rebelle du RDC, mais il pourrait aussi avoir été un Mai-Mai, puisque des hommes des deux groupes l'ont violée. Lorsque son père a tenté de s'y opposer, les Mai-Mai lui ont tranché la gorge.

    Le bétail est aujourd'hui rarissime au Kivu, mais les prix se sont néanmoins effondrés. Les habitants calculent que s'ils achètent une vache, des hommes en armes vont la leur prendre, de sorte qu'ils ne le font pas. Les rebelles encaissent une "taxe sécuritaire" de 1 dollar par hutte, mais ce paiement ne semble pas réduire la probabilité que tôt ou tard des assassins s'infiltrent nuitamment.


    Dans l'hôpital de Walungi, près de Bukavu, 1200 patients se répartissent 300 lits et l'attention de 3 médecins. La moitié environ des pensionnaires sont relativement bien portants, mais trop terrifiés pour rentrer chez eux. Les peintures murales de l'hôpital mettent en scène des docteurs noirs en blouse blanche, et rappellent les espoirs perdus des années 60. A présent, les dispensaires sont pleins d'enfants noirs aux cheveux blonds, un symptôme de malnutrition. Agée de 32 ans, l'infirmière principale affirme n'avoir reçu que 3 mois de salaire dans toute sa carrière. Pourquoi donc continuer ? "C'est notre pays", dit-elle en haussant les épaules. "Il est tragique, mais c'est ainsi."


    Si le Rwanda avait été un occupant bénévole, il aurait pu en tirer profit sans voler. Au fur et à mesure que l'infrastructure du Congo s'est effondrée, ces 40 dernières années, la population à l'est du pays a renforcé ses liens commerciaux avec le Rwanda. Cette tendance s'est accélérée lorsque la guerre a fermé la rivière Congo, l'autoroute principale du pays, isolant l'est de Kinshasa. Si les Rwandais avaient construit une ou deux routes valables reliant le Congo oriental avec Kigali, leur propre capitale, ils auraient pu exploiter ce fait – au lieu d'assassiner et de piller. "Nous ne pouvions croire les choses que firent ces gens durant le génocide, jusqu'à ce qu'ils viennent et commencent à nous le faire", déclare une marchande à Bukavu, mêlant ensemble les assassins hutus et les envahisseurs tutsis.


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