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Satan son histoire
La personnalité et le rôle de Satan ont évolué au cours des siècles. Dans les textes les plus anciens de l'Ancien Testament, le mot «satan» ne désigne pas un personnage déterminé, mais l'adversaire d'un autre homme. Cet adversaire est terrestre, non céleste. En 1 Samuel 29,4 et en 1 Roi 5 et 11, le contexte est militaire et il peut être traduit par « adversaire » ou « ennemi » ; en 2 Samuel 19, 17-24, le «satan» est synonyme d'«accusateur» , bien que les versets n'évoquent ni une cour ni un tribunal; au psaume 109, le psalmiste exhale sa peine : il se plaint d'être environné d'ennemis et demande à Dieu d'envoyer un satan pour traduire son calomniateur en justice. Le contexte et le langage sont ici juridiques.
Un peu plus tard, le terme désigne un ange au service de Dieu dont la fonction est d'accuser les hommes auprès du tribunal céleste. On dit alors «le satan», comme on dit aujourd'hui «le procureur». Ce satan-accusateur se rencontre dans deux livres de la Bible: celui du prophète Zacharie et celui de Job . Par la suite, le satan, nom commun, devient Satan nom propre.
Dans la Septante, cette traduction en grec de l'Ancien Testament du IIIe siècle avant notre ère, le mot satan est traduit par le substantif diabolos (v. 8). De là le mot diable, qui fait partie de notre vocabulaire.
La première mention de Satan en tant qu'accusateur officiel dans un tribunal se trouve donc en Zacharie 3, 1-5, daté de 520-518. Ce texte, écrit sans doute peu après le retour à Jérusalem des Hébreux exilés à Babylone, montre l'influence que les Babyloniens ont eue sur les auteurs hébreux : «Puis le Seigneur me fit voir Josué le grand prêtre, debout devant l'ange du Seigneur. Or le Satan se tenait à sa droite pour l'accuser. Que le Seigneur te réduise au silence, Satan ; oui, que le Seigneur te réduise au silence, lui qui a choisi Jérusalem. Quant à cet homme-là [Josué], n'est-il pas un tison arraché au feu ?»
Nous sommes au tribunal de Dieu. Rentré d'exil, Josué, qui se prépare pour le sacerdoce, se présente devant l'ange de Dieu, qui fait fonction de juge. Le satan l'accuse de s'être présenté en vêtements sales, c'est-à-dire souillés par le péché. Dans son intervention n'entre aucune intention malveillante. Il exerce sa fonction de procureur. Il est un ange parmi les myriades d'autres anges au service de la justice divine. Mais l'ange de Dieu le « réprime », parce que Dieu veut pardonner à Josué sans exiger de châtiment, et il va lui ôter ses vêtements sales pour le revêtir d'habits somptueux, signe de son pardon. La perversité de Satan n'éclatera que lorsqu'il s'opposera à la miséricorde de Dieu. Ce n'est pas le cas ici.
Plus troublant est le rôle qu'il joue au livre de Job et surtout plus troublante est l'attitude de Dieu. Comme dans le livre de Zacharie, le satan est un ange au service de Dieu. Il « parcourt la terre » pour observer comment se comportent les hommes et rendre compte à Dieu de leurs manquements à la Loi divine. Lors du conseil céleste, il fait son rapport. Dieu l'interroge : « As-tu remarqué mon serviteur Job ? Il n'a pas son pareil sur terre. C'est un homme intègre et droit qui craint Dieu et s'écarte du mal. » Le satan répond : « Est-ce pour rien que Job craint Dieu ? Ne l'as-tu pas protégé d'un enclos, lui, sa maison et tout ce qu'il possède ? Tu as béni ses entreprises et ses troupeaux pullulent dans le pays. Mais veuille étendre ta main et touche à tout ce qu'il possède. Je parie qu'il te maudira en face ! » Alors Dieu accepte le pari et donne au satan la permission de vouer Job au malheur, afin de voir si cet homme juste entre tous les justes restera malgré tout fidèle à son Dieu. Il insiste toutefois pour que le satan épargne la vie du pauvre Job. Celui-ci perd néanmoins ses enfants, ses biens et sa santé et nous avons tous, présentes en mémoire, les représentations de Job sur son tas de fumier.
Alors, peut-on dire que le satan s'était déjà transformé en Satan ? Non : le satan se montre seulement soucieux des intérêts de Dieu et pointilleux dans son travail. Il doute des vertus humaines et voit un rapport entre l'intégrité et la fidélité de Job et les bienfaits que Dieu fait pleuvoir sur lui. Il est persuadé que dans l'adversité, Job maudira Dieu. Satan est ici le « tentateur » dans la mesure où il « éprouve » le coeur de l'homme. S'il n'est pas encore l'adversaire de Dieu il est en tout cas son mauvais conseiller. Et c'est ainsi qu'il faut comprendre les paroles de Jésus à Pierre, qui veut le détourner de la Passion : «Retire-toi ! Derrière moi, Satan. Tu es pour moi occasion de chute, car tes vues ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes» (Mt 16,23).
Pour reprendre l'analyse du théologien Marie-Emile Boismard, on peut penser que dans leur volonté d'exonérer Dieu de certains fléaux accablant Israël, les auteurs des livres de l'Ancien Testament ont noirci Satan pour blanchir Dieu. Il est certain qu'il prend progressivement les fonctions de Dieu, et les auteurs Hébreux peuvent ainsi lui attribuer les malheurs du monde. Cette transformation apparaît clairement lorsqu'on lit le double récit du dénombrement (recensement) ordonné par David et de ses conséquences. Dans 2 Samuel, 24,1, on apprend que la colère du Yahvé s'enflamme contre les israélites et qu'il excite David contre eux en organisant le dénombrement des populations d'Israël et de Juda. Mais sous la plume du Chroniste (I Ch 21,1), on peut lire que Satan se dresse contre Israël et incite David à dénombrer Israël, provoquant comme châtiment une épidémie de peste. Néanmoins, il ne prendra sa redoutable figure qu'aux abords de l'ère chrétienne. Les auteurs du Nouveau Testament lui donneront son visage perfide et maléfique : il est tour à tour le diabolos et Satanas, parfois encore le « méchant » ou le « malin » ou encore le « menteur » et, encore et toujours, le tentateur qui pousse l'homme au mal.
Au temps de Jésus, on l'identifie au serpent de la Genèse (Gn 3), celui qui incite nos premiers parents à la désobéissance envers Dieu, celui qui provoque la chute de l'homme. Or, à l'origine le serpent n'était qu'un des nombreux animaux créés par Yahvé, un animal rusé, certes, mais non une personnification satanique. C'est pourtant ainsi qu'il passa à la postérité. Au livre de la Sagesse (Sg 2,23-24), il est considéré comme celui par qui le mal est arrivé dans le monde : « Or Dieu a créé l'homme pour qu'il soit incorruptible, et il l'a fait image de ce qu'il possède en propre. Mais par la jalousie du diable la mort est entrée dans le monde. » L'apôtre Paul aussi identifie Satan au serpent de la Genèse : de même qu'il séduisit Eve par sa ruse, de même il cherche maintenant à séduire les chrétiens pour les entraîner loin des chemins tracés par le Christ, et Paul juge Satan d'autant plus dangereux qu'il peut, dit-il, se camoufler en « ange de lumière » (2 Co 11, 3-15). Dans l'Apocalypse de Jean, qui clôt la Bible, Satan est, là encore, identifié au serpent qui, au paradis terrestre, tenta l'homme. C'est dans ce livre, assurément, que l'on trouve la figure la plus élaborée de Satan. Il est celui qui règne sur l'empire du Mal. Ses adeptes et lui forment la « synagogue de Satan » ; il a ses doctrines mensongères qui séduisent les hommes faibles. Il est décrit comme un monstre fabuleux puisque Jean l'identifie à un grand dragon couleur de feu, ayant sept têtes et dix cornes et portant sur ses têtes sept diadèmes. Sa queue énorme, qui balaie le « tiers des étoiles du ciel », nous dit-on, les précipite sur la terre (12,3-4). C'est dans le livre de l'Apocalypse, encore, que nous trouvons mentionnée la chute de Satan. A cause du sang versé par l'Agneau, le satan s'est révolté. Il y a combat dans le ciel entre Mikaël et ses anges et le dragon et ses anges, « mais il n'eut pas le dessus ». Alors « il fut précipité, le grand dragon, l'antique serpent, celui qu'on nomme Diable et Satan, le séducteur du monde entier » (12,9), et une voix forte retentit, chantant la victoire : «Voici le temps du salut, de la puissance et du Règne de notre Dieu, et de l'autorité de son Christ : car il a été précipité, l'accusateur de nos frères, celui qui les accusait devant notre Dieu, jour et nuit» (12,12). Ce n'est pas un hasard si l'archange Mikaël est choisi pour combattre le Mal : son nom a en hébreu une signification symbolique, «qui est comme Dieu» (Mî-kâ-êl). Mais précipité dans le monde, Satan l'ange déchu devient un danger pour les humains. Aussi, la voix avertit Jean : «Malheur à vous, la terre et la mer, car le diable est descendu vers vous, emporté de fureur, sachant que peu de temps lui reste» (12, 12).
Pas d'erreur possible, le dragon est bien assimilé au satan antique, procureur au tribunal céleste. Mais il a mal tourné. Enflé d'orgueil, il a voulu se mettre à la place de Dieu ; et il est devenu le maître du monde, celui qui a fait entrer le péché et la mort. Nous voyons ainsi se dessiner, en filigrane, le thème dualiste du Bien opposé au Mal. Le Bien finalement triomphera, mais ce ne sera qu'à la fin des temps qui, pour le visionnaire Jean, semblent être proches. On voit comment les influences étrangères, l'imagination populaire et l'attirance pour le merveilleux ont transformé progressivement le satan hébreu en Satan, prince du Monde ou prince du Mensonge, qui est opposé à Dieu et à son Messie. D'un côté les Ténèbres, de l'autre la Lumière. D'un côté les fils de la Lumière, les bons chrétiens, de l'autre les fils des Ténèbres, les méchants, les injustes, les pervers.
Ce dualisme fondamental se retrouve dans les manuscrits découverts à Qumrân, ce qui montre combien cette image de Satan était présente dans l'imaginaire des habitants de la Palestine au Ier et au IIe siècle de notre ère. Il est donc tout à fait normal que les auteurs des Evangiles et des épîtres aient repris cette image à leur compte. Ce dualisme est clairement perceptible dans le prologue de l'Evangile selon Jean où nous voyons l'opposition entre Lumière et Ténèbres. Dans l'épître aux Hébreux, il est appelé le diable et il est « celui qui détenait le pouvoir de la mort » (He 2,14). Satan est même présenté comme l'auteur du grand complot organisé pour perdre le Christ, le vouant à la mort (Lc 22, 3 ; Jn 13, 27). On nous dit que Judas trahit Jésus parce que Satan était entré en lui.
La littérature juive, autant que la littérature chrétienne, s'en emparera pour rassembler sur son nom toutes les forces du Mal. Dès le IIe siècle de notre ère, Satan est connu comme le roi des enfers, des ténèbres, de la mort, du péché et son empire s'étend sur toute la terre.
Les démons font partie, eux aussi, des forces du Mal. La croyance aux démons et aux possessions démoniaques est un fait culturel au temps de Jésus. Les démons sont extrêmement nombreux dans les Evangiles. Ils hantent les tombeaux (Mt 8,28) creusés au flanc des montagnes (Mc 5,6) et les lieux arides (Mt 12,43). Ne pouvant jouir que de demeures provisoires, ils se réfugient dans les humains dont ils annihilent la volonté. Tant Matthieu que Luc racontent que l'un d'eux, chassé du corps d'un possédé, part chercher du renfort pour réoccuper la place. Ecoutons Matthieu : « Lorsque l'esprit impur est sorti d'un homme, il parcourt les régions arides en quête de repos, mais il n'en trouve pas. Alors il se dit : "Je vais retourner dans mon logis, d'où je suis sorti." A son arrivée, il le trouve inoccupé, balayé, mis en ordre. Alors il va prendre avec lui sept autres esprits plus mauvais que lui, ils y entrent et s'y installent » (Mt 12, 43-45).
Ils étaient sept démons aussi, dans le corps de Marie de Magdala, avant que Jésus ne l'en délivre. Ce chiffre sept montre l'influence mésopotamienne sur les auteurs juifs car selon les anciennes religions de Mésopotamie, les démons étaient au nombre de sept. Chacun d'eux, dit l'exégète Edouard Dhorme, membre de l'Institut, avait sa spécialité et son nom propre. L'un s'attaquait à la tête, un autre à la gorge, le troisième au cou, le quatrième à la poitrine, le cinquième à la ceinture, le sixième à la main, le septième au pied. De même qu'à Babylone on opposait les sept dieux bons aux sept dieux mauvais, de même en Israël, les sept anges sont opposés aux sept démons.
La possession d'un corps humain par les démons s'accompagne de divers symptômes physiques : la privation de la parole et de la vue ; des paralysies, ou des crises d'épilepsie. Certaines crises de « possession » produisent des effets effrayants : les démons maltraitent ceux qu'ils possèdent ; ils les déchirent, les jettent dans le feu, ou dans l'eau. Les possédés se roulent par terre, hurlent, et parfois, les démons empruntent leur voix pour parler à Jésus. Ainsi dans la synagogue de Capharnaüm, Jésus est interpellé par un démon qui a pris possession d'un homme : « Que nous veux-tu, Jésus de Nazareth ? Tu es venu pour nous perdre. Je sais qui tu es : le Saint de Dieu. » Jésus lui intime l'ordre de se taire et de sortir de l'homme : « L'esprit impur le secoua avec violence, et il sortit en poussant un grand cri » (Mc 1,21-28). On remarque le « nous », employé par le démon : une de leurs caractéristiques est de travailler à la perte de l'homme en groupe hiérarchisé. L'un d'eux, auquel Jésus demande qui il est, répond : «Mon nom est Légion, car nous sommes nombreux» (Mc 5, 9-11).
Les scènes d'exorcisme se répètent. Pour les évangélistes comme pour Jésus, l'exorcisme est signe de l'approche du règne de Dieu dont la première étape sera la fin du régime de Satan. Il est évident que les démons des Evangiles sont les instruments de Satan. Ils savent que Jésus est venu pour les perdre. Chaque fois que Jésus expulse un démon, c'est une anticipation de l'heure où Satan sera visiblement battu. Aussi bien donne-t-il pouvoir à ses disciples sur les démons, lorsqu'il les envoie en mission annoncer la venue du Royaume (Mc 6,7 ; Mt 10,8 ; Lc 10,19). En quelque sorte, par l'expulsion des démons, l'achèvement du monde est commencé. Jésus lui-même le voit tomber du ciel. Quand ses disciples reviennent de mission et lui annoncent que « même les démons nous sont soumis en ton nom », il s'écrie, tout joyeux : « Je voyais le satan tomber du ciel comme l'éclair » (Lc 10,17-18). Or, l'expulsion de Satan hors du monde céleste suppose un combat préalable dans le ciel, tel que le décrit l'auteur de l'Apocalypse. En s'attaquant aux démons, Jésus et ses disciples portent déjà au diable des coups fatals. Personnifiant le tentateur, le satan a déjà perdu une première bataille lorsque Jésus a résisté à ses manoeuvres séductrices dans le désert (Mc 1,12). Mais Matthieu et Luc attribuent la tentation au diable. Ce qui montre qu'au temps de Jésus, Satan et le diable sont des personnages interchangeables, incarnation du Mal et ennemis de Dieu et de l'homme. Quant à Baal Zebul (Belzébuth), mentionné en trois récits, il semble représenter un chef des démons. En tout cas, il est vu comme un prince du monde maléfique.
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