• La charge de la 2e DB sur Strasbourg en 1944


     L’avancée de la 2e DB du général Leclerc sur Strasbourg illustre parfaitement les rapports entre tactique et stratégie. Elle montre comment l’action secondaire mais déterminée d’un simple sous-groupement tactique peut faire basculer le rapport de forces et, immédiatement élargie par un chef prestigieux, engendrer une victoire majeure.

    Le cadre de l'action était le suivant : en novembre 1944, dans le cadre de l'offensive générale en direction du Rhin, le 15e corps US, auquel appartient la 2e DB, attaque en direction de Saverne du 13 au 17 du mois. Les 44e et 79e DI US doivent attaquer le dispositif défensif allemand de la "Vorvogesenstellung" qui interdit les trouées des Vosges. Cette ligne de défense s'accroche à des villages installés en point d'appui qui sont cerclés de tranchées et couverts sur les voies d'accès par des abattis ou des inondations. La 2e DB est en réserve et doit exploiter la percée des divisons US.

    Lancée avec une météo défavorable, la rupture initiale échoue car l'ennemi s'accroche au terrain et colmate les brèches. Leclerc anticipe sur les ordres pour l'exploitation de la rupture et, tout en gardant le gros de ses forces en réserve, il prélève des éléments de sa division qui reçoivent la mission de flanc-garder vers le nord et vers l'est les troupes américaines et de pénétrer le dispositif ennemi. L’action des éléments de tête de la division va alors illustrer les directives de Foch et Ludendorf données aux chefs de corps d’infanterie avant les assauts décisifs de 1918 : “Progresser de façon indépendante dès que la première trouée est faite, avec le soutien de l’artillerie d’accompagnement.”

     

    La recherche de la rupture

    Le 17 novembre, dans un terrain parsemé de mines, d’abattis et de bourbiers dont il faut fréquemment extirper sous le feu les véhicules, le groupement de tête (Morel-Deville) attaque avec fougue. "Au milieu de ses gens jetés dans la mêlée", écrit le général Rouvillois, "Morel-Deville conjugue le culte que portent ses spahis à l’infiltration hardie, le sens qu’ont de l’abordage ses blindés, la pugnacité de ses fantassins dans les corps à corps et la mobilité des feux de ses artilleurs, dont cadres et servants ont une mentalité de volants. Profitant, à l’origine des tirs d’artillerie massifs des deux divisions US, à la jointure desquelles il livre la bataille de rupture, ce cavalier blindé crée une faille dans laquelle il se lance impétueusement avec ses seuls moyens. Alternativement, il se déploie pour rechercher une fissure profonde, puis se recroqueville pour donner le coup de boutoir. Il encercle le réduit de Nonhigny sur la ligne d’arrêt allemande et s’en empare, puis il fait volte-face et balaie à revers les avancées de la position. Il met alors cap au sud, prend Parux et appuie le 18 au matin les éléments débouchant à sa droite de Badonvillier dont le sous-groupement La Horie s’est emparé la veille par une charge audacieuse au moment où le commandement adverse y jetait en renfort un bataillon de chasseurs. Sans laisser à l’ennemi le temps de souffler, il s’engage dans la forêt, détruit les dernières résistances. Atteignant au crépuscule Cirey, il bondit jusqu’aux lisières nord et est de la ville et s’assure dans la nuit la possession des ponts intacts sur la Vezouze. Le lendemain 19, avec des réservoirs et des soutes à peu près vides, il marche sur Lafrimbolle, où il est stoppé par un bataillon de chasseurs s’appuyant sur des destructions."

    Le 19 au matin, Leclerc se rend à Cirey. Malgré les tirs qui continuent, il veut constater par lui-même la situation tactique de l'avant et être là "où seul le chef, informé du déroulement de la bataille et disposant de réserves, peut arracher sur-le-champ une victoire qui serait coûteuse quelques heures plus tard." En arrivant sur place, Leclerc connaît les derniers succès des deux divisions US, qui maintiennent le rythme de leurs attaques malgré les intempéries. Leur pénétration profonde dans le dispositif adverse fait perdre à l'ennemi la liberté d'action. Il estime donc que la rupture de la ligne d’arrêt ennemie doit avoir lieu au plus tôt et que l’exploitation doit immédiatement suivre, afin de ne pas permettre à l'ennemi de se réorganiser pour diriger une manœuvre retardatrice. "Course au cols, telle est la volonté qui doit ruisseler en cascade jusqu’au chef de patrouille. Il communiquera le même perçant à tous les exécutants qui adapteront leur manœuvre au terrain : des Vosges, deux routes escarpées plus favorables aux embouteillages qu’aux déploiements et sur le plateau lorrain, variété de chemins qui permettent des chevauchées lointaines."

    Leclerc aère son dispositif en confiant au groupement Guillebon des missions de flanc-garde agressive. Il rassemble en hâte le groupement Langlade et le lance vers le lointain carrefour de Rethal, sur deux itinéraires dont les sous-groupements Morel-Deville et Dio fouillent déjà les abords. Les patrouilles de ces deux sous-groupements livrent des renseignements et des cheminements qui réduisent le délai nécessaire à une action en force.

    C’est dans la nuit du 19 au 20 que se joue le succès du lendemain. Au sous-groupement Minjonnet, axe ouest, les reconnaissances profondes interdisent au détachement blindé-porté allemand qui lui fait face, de s’esquiver vers le nord et de couvrir à temps le carrefour de Rethal. Au sous-groupement Massu, sur l’axe est, des infiltrations hardies amorcent l’encerclement d’un bataillon de chasseurs qui, après une violente préparation d’artillerie, sera traité au corps à corps dans les premières heures du jour.

    "Et sur-le-champ, c’est l’exploitation. Ce passage de la rupture à la poursuite", raconte le général Rouvillois, "impose une adaptation immédiate du dispositif à une conjoncture favorable mais fugitive. Les difficultés sont multiples : enchevêtrement d’unités éprouvées, destructions et abattis renforcés par des véhicules en flammes auprès desquels quelques isolés persistent à faire le coup de feu. Il est impératif de prendre l’ennemi de vitesse, ce n’est pas une question d’heures mais de minutes pour que le repli ennemi se transforme en déroute, la retraite en débâcle, parce que les cadres adverses harcelés, débordés, épuisés, perdent toute notion d’anticipation et, en particulier le réflexe de bondir à temps sur les points de décrochage préparés autour desquels ils pourraient se rétablir." Vingt-cinq kilomètres sont ainsi parcourus sans arrêts et le carrefour de Rethal est occupé au crépuscule.


    La prise de Strasbourg


    Dans cette ambiance de victoire, Leclerc anticipe de nouveau sur la prise de Saverne qui est son objectif principal et il inscrit déjà sur la carte la manœuvre vers le Rhin et le déploiement logistique qui le conditionne, déploiement qui doit s'effectuer sur des itinéraires peu nombreux du fait des destructions. La décision du 21 prépare la charge sur Strasbourg et ordonne le nettoyage du col de Saverne, artère vitale des opérations dans la plaine d’Alsace.

    L’ordre que donne Leclerc pour le 23 précise :

    Intention :

    prendre Strasbourg et si possible Kehl,
    continuer à surveiller la trouée de Saverne,
    se garder face au sud, empêchant toute réaction ennemie venant en particulier de Molsheim.


    Consignes particulières :

    ne pas s’attarder, mais charger au maximum,
    contourner les résistances et éventuellement ne pas hésiter à modifier les axes prescrits sous réserve de ne pas encombrer les axes voisins,
    ne pas assurer la garde des prisonniers, mais les désarmer et détruire leurs armes,
    aussitôt qu’un élément aura franchi le pont de Kehl, détruire les défenses et assurer la neutralisation des destructions préparées.

    Laissons maintenant le général Rouvillois raconter cette journée mémorable. "Dans l’aurore tardive du 23, débouche la charge. Strasbourg 35 kilomètres, la pluie cingle les visages des chefs de char dressés hors de leurs tourelles et aveugle les tireurs derrière leurs périscopes. Les sous-groupements Massu, Putz, Cantarel sont rapidement sur la ligne des forts où ils se heurtent à une solide défense couverte par un fossé antichar. Tandis que Putz franchit de vive force le fossé antichars, le sous-groupement Rouvillois sur l’axe nord avance sans rencontrer de résistance sérieuse. Accélérant encore le rythme, le détachement arrive en vue de la ligne des forts. Les véhicules ennemis qui se profilent sur la crête, les tirailleurs qui gagnent en courant les tranchées pleines d’eau, sont traités au canon et à la mitrailleuse. La résistance adverse est de courte durée. Sous la pluie battante, la course continue et, très vite, c’est le déboulé à travers les rues de Strasbourg. La surprise est totale. Sans tarder, la réaction ennemie s’amorce : de certaines fenêtres, de quelques coins de rue, puis des casernes transformées en points d’appui, partent des coups de feu sur les équipages peu nombreux dans la capitale alsacienne."


    "Renforcé par Massu qui a contourné la ligne des forts par le nord, tout en commençant des pourparlers pour obtenir la reddition de la kommandantur, le sous-groupement de tête fonce vers le pont de Kehl. Derrière arrive l’artillerie que Langlade a lancée sur l’axe nord dès qu’il l’a su libre. Arrivé en vue du Petit-Rhin, le sous-groupement de tête bouscule les soldats allemands chargés de garder le pont. Au total 180 prisonniers qui, s’ils n’avaient été paralysés par la surprise, auraient pu constituer un point d’amarrage pour les détachements et les isolés refluant en désordre à la recherche d’un refuge. Entre le Petit-Rhin et le Rhin, la surprise ne joue plus et la résistance devient farouche. Attaqués dans leurs tanières au canon, les héroïques défenseurs du dernier redan tombent sur leurs armes mais ne capitulent pas. Renforcés à temps, ils brisent l’ultime assaut vers la terre allemande."

    "L’ennemi cependant ne reprendra pas pied dans Strasbourg car la division s’y concentre. Avant la tombée de la nuit, le général Leclerc dont les forces tiennent tous les quartiers de Strasbourg et bordent le Rhin fait hisser les couleurs sur la flèche de la cathédrale. Le serment du 2 mars 1941 après la prise de l'oasis de Koufra est tenu ! (Jurer de ne déposer les armes que lorsque nos couleurs, nos belles couleurs flotterons sur la cathédrale de Strasbourg !)"


    Ainsi, Strasbourg, capitale symbolique fut, de fait, prise à 80 kilomètres de sa cathédrale par l’entreprise secondaire d’une troupe mineure, immédiatement élargie par un chef prestigieux à la dimension politique et stratégique.


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